Il y a cet endroit, dans
la forêt, Weardale. Les forêts du Kent sont un peu particulières,
denses, exubérantes, difficilement pénétrables. Celle-là l'est un
plus que les autres. Il y a 25 ans, en 1987 exactement, un ouragan
a ravagé le sud de l'Angleterre. Nulle part, il n'a soufflé plus
fort qu'à Toy's Hill, couchant les arbres par milliers, arrachant
branches centenaires et feuilles de l'année, réduisant les plus
majestueux des chênes à de silencieux gisants et du bois de
cagette. La désolation. Avec sagesse, les forestiers ont résolu de
ne pas intervenir. Ils ont établi un périmètre, et se sont tenus à
l'écart, se contentant d'observer ce qui se passait. Une autre forêt
a poussé, librement. C'est devenu, dit-on, la seule forêt sauvage
d'Angleterre.
Quand nous sommes arrivés
à Brasted pour la première fois, cela faisait neuf ans que
l'ouragan avait soufflé. Neuf ans, ce n'est rien, pour une forêt, à
peine le temps d'un soupir. De jeunes arbres poussaient sur les
décombres, les plus grands nous dépassant à peine. Les hêtres et
les chênes qui n'étaient pas tombés, ou pas complètement, avaient
lancé de nouvelles branches à l'assaut des hauteurs, et de futurs
troncs naissaient de leurs flancs. Sur le sol qui n'avait longtemps
connu que l'ombre des plus grands arbres, la bruyère, les fougères,
les rhododendrons échappés des anciens jardins s'en donnaient à
coeur joie. Partout, des arbres tombés, dans lesquels les fourmis ou
les blaireaux avaient élu domicile. Seule, la marque d'un sentier
nous permettait d'entrevoir ce merveilleux fouillis, grouillant d'une
vie à laquelle on n'appartenait pas. Au fil des années, nous avons
vu les arbres grandir, les bruyères et les fougères régresser au
profit des ronces, l'ombre remplir à nouveau les vides. D'autres
chemins ont été tracés et, au bout de vingt ans, quand
l'interdiction d'exploiter a été levée, ils se sont multipliés.
Récemment, un parking a été aménagé le long de la route, pour
permettre à ceux qui viennent de loin de faire leur promenade du
dimanche ou leur jogging. Les orvets, les renards et, plus récemment,
les chevreuils se sont habitués à croiser des êtres sur deux
pattes.
Weardale est devenu un
lieu prisé, à la convergence de tous ces chemins, quasiment au
sommet de la colline de Toy's Hill. Weardale, au premier abord, c'est
un large espace gazonné, couronné de grands pins. La vue y est
stupéfiante. Alors que, par ici, le regard ne porte jamais plus loin
que l'autre côté de la route, au mieux l'autre côté de la vallée,
la colline de Toy's Hill domine les comtés environnants, et, les
jours de beau temps, ce sont des kilomètres (pardon, des miles) du
« Weald », qui s'offrent au regard. Pour en profiter dans
les règles, des bancs ont été installés. « En mémoire de »
quelques amoureux des lieux, bien entendu. Les bancs, ici, sont tous
labellisés.
Cet espace ouvert entre
les baliveaux, cette respiration, ce bout de ciel et de campagne dans
l'entrelacs des ronces et des houx suffirait sans doute à faire de
cet endroit un lieu un peu spécial, règne de l'air et de la
lumière.
Mais il y a aussi ces
quelques détails, ces traces incongrues. De petits murets de briques
éreintées par le temps, couvertes de ronces. Une large terrasse
gazonnée dessinant un demi-cercle parfait, à laquelle on accède
par un escalier joliment dessiné, de justes proportions. Une paire de
piliers, marquant un accès au site bien plus large que ce que le
sentier permet. Un budleia en fleurs. Des traces, de simples traces,
parmi l'herbe et les framboisiers sauvages. Autant de points de
départ pour des histoires fantastiques.
Un panneau d'information
en ciment explique que, quelques décennies auparavant, un manoir se
dressait là, un de ces manoirs à l'anglaise, en blanc et brique,
avec ses ailes et ses bow windows, ses terrasses, ses fenêtres à
croisillons de plomb, ses toits à forte pente couverts de tuiles
carrées. Posé, bien entendu, au coeur de ce que l'on n'appelle ni
un parc, ni un jardin, mais des « grounds », des terres,
à la fois ordonnées et sauvages, juste assez sauvages pour que l'on
en admire l'ordre.
Une belle maison. 145
chambres, un escalier d'acajou. Weardale Manor.
Si vous avez commencé à
imaginer de belles dames marchant dans les jardins protégées par
leurs ombrelles, quelques gentlemen pétaradant dans leurs voitures
de sport, j'ai bien peur de devoir casser ces fantaisies. Weardale
n'est pas ce genre de lieu qui vibre de siècles d'occupation, de
strates de vies accumulées. Ce n'est pas non plus un de ces endroits
hautement symboliques ou furent gagnées des guerres, signés des
traités, ou qui virent un quelconque Roméo mourir main dans la main
de sa Juliette. Non. Weardale Manor était une belle et riche maison,
pour peu de temps. Construite un peu à contretemps, en 1906, elle
fut laissée à l'abandon quelques années plus tard à la mort de
ses propriétaires. L'héritier, un neveu, chercha à vendre la
demeure sans succès. Il se ruina, au jeu ou en affaires, on
m'excusera de ne pas avoir retenu ce détail.
Le domaine périclita,
sans jamais ou presque avoir connu les prestigieuses réceptions de
campagne, les longs séjours de la noblesse oisive pour lesquels il
avait été bâti. La maison s'écroulait déjà, faute de soins,
quand un aviateur de la seconde guerre mondiale, un Allemand, la prit
pour cible. Sa mission était de bombarder la maison familiale de
Winston Churchill, un autre manoir tout proche, et il faut lui faire
crédit : il ne s'est pas trompé de beaucoup. Ce qui restait de
Weardale Manor explosa et, voyons le bon côté des choses, Churchill
put continuer de peindre tranquillement dans son atelier de
Chartwell.
Je ne peux m'empêcher de
penser que la vraie vie de Weardale a commencé à ce moment-là.
Je crois même que je
suis reconnaissante au neveu de son avarice ou de son incurie, au
pilote de ses faiblesses en géographie. Si l'un avait été meilleur
gestionnaire, et l'autre avait disposé d'un GPS, sans doute cette
maison serait-elle à présent la propriété d'un riche d'Oman ou
d'Irlande qui y viendrait quelques semaines par an et paierait une
société de surveillance pour décourager les promeneurs. Au lieu de
quoi, donnée au National Trust, la propriété est devenue un
carrefour, un rendez-vous de promeneurs du dimanche, de joggeurs, et
de personnes âgées un peu trop solitaires à leur goût. On y
croise des amoureux de chiens et de botanique, des sportifs et des
mélancoliques. Et moi, toutes les fois où je suis dans les parages.
Les premières années où
nous fréquentions Toy's Hill, nous n'avons pas croisé la route de
Weardale. Nos chemins contournaient le domaine et peut-être que le
gros panneau d'information nous incitait davantage à presser le pas
qu'à nous attarder.
Et puis, un jour, j'ai
rencontré ce lieu comme on rencontre quelqu'un.
C'était, je pense, peu
après avoir visité les restes de l'ancien village d'Inveraray, en
Ecosse. Sauf la présence de briques dans la forêt, les lieux ont
peu en commun. Le premier village d'Inveraray fut rasé au XVIIIe
siècle par le duc d'Argyll, qui voulait agrandir son château et son
parc. Il le fit, mais s'il est facile de démolir un petit bourg, en
effacer les traces est plus aléatoire, et en se promenant dans
l'actuelle partie boisée du parc du château, on se heurte à chaque
instant à une conduite en argile, le pavé d'une rue, un bout de
fondation. Inveraray, bien plus que Weardale, résonne de vie, de
toutes ces histoires qui se sont vécues ici, paisiblement ou pas,
silencieusement, en tous cas.
Le duc d'Argyll n'était
pas un tyran, et les habitants chassés de leurs maisons aménagèrent
dans un nouveau et fort coquet petit bourg, plus près du loch,
l'Inveraray actuel.
Il n'empêche. Depuis que
j'ai vu Inveraray l'ancien, mon coeur se serre dès que la forêt
laisse échapper un morceau de vie ancienne. Une tuile tombée d'un
toit, un évier creusé dans la pierre, une fosse pour les eaux usées
ou le compost.
Je suis injuste avec
Weardale. Si ses propriétaires n'ont pas eu le temps d'imprimer les
lieux, les jardiniers, cuisiniers, majordomes, intendants qui
vivaient ici l'ont fait, eux. Je devrais peut-être écrire
cuisinières, intendantes, servantes, tant la domesticité, au début
du XXe siècle, était affaire féminine.
Alors que le neveu
échafaudait des plans pour recouvrer sa fortune, dans son
appartement londonien, qui sait si, le soir, les domestiques
congédiées ne venaient pas devant les fenêtres condamnées du
manoir, profiter un temps de la vue de la lune se levant au dessus du
Weald et déplorer le mauvais état de la pelouse ? Peut-être, comme
moi, ont-elles emporté chez elles une bouture de ces rhododendrons
qui envahissent à présent la forêt, afin de faire renaître, plus
loin, ce lieu qui n'avait qu'à peine eu le temps de vivre.
A Weardale, aujourd'hui,
je me sens un peu comme elles. De passage. Non légitime, peut-être.
C'est pour cela que je viens tôt. Ou tard. Depuis Laurel Cottage, il
faut entre vingt et vingt-cinq minutes de marche rapide pour
atteindre le sommet de la colline. C'est peu, juste assez pour
adapter sa respiration, faire circuler le sang dans son corps,
adapter sa vision, s'imprégner de l'odeur et et l'humidité
permanente de la forêt. Je suis prête, alors à entrer à Weardale,
mon Weardale, un lieu qui n'existe peut-être pas, ou qui n'existe
que pour moi. Ici, le vert est la couleur dominante, mais quel vert ?
Celui, électrique, des jeunes feuilles de hêtre traversées par le
soleil du matin, ou celui, sombre, presque métallique, du houx ? Le
vert tendre des fougères, sale des ronces, luminescent des mousses,
grisé des digitales ? Même le tronc blanc des bouleaux est teinté
par la lumière filtrée par les branchages. Il faut se pencher pour
découvrir d'autres teintes. Une framboise, sous une feuille,
quelques étoiles jaunes, le long d'un chemin, le brun de la tourbe,
le gris ou le mauve des troncs. Parfois, la brume estompe tout, et le
regard ne porte pas plus loin que la première rangée d'arbres, sauf
pour un reflet sur une écorce, sur le vernissé d'une feuille de
houx. Et toutes les couleurs prennent ce ton humide, les sons ne
portent plus, et le froissement de branches causé par un écureuil
me fait sursauter comme si le bombardier allemand était revenu.
Même les jours de paix,
les feuilles des bouleaux tremblent, comme si elles craignaient les
rafales et les bourrasques de la tempête. Et cela fait comme un
crépitement continu, un voile sonore de camouflage pour toutes les
créatures de la forêt. La lumière se fraie un chemin entre ces
troncs pas plus gros qu'un poignet, joue entre les feuilles
tremblotantes, se reflète sur un morceau de calcaire, est filtrée
par le peigne d'une fougère, irisée par la fourrure d'un muscardin,
et soudain, on ne sait plus d'où elle vient, ni quelle est sa
couleur originelle, où est le haut, le bas, le nord, l'eau,
l'écorce, le feuillage.
Quand le soir tombe, ce
n'est pas le soleil qui disparaît. C'est l'ombre qui revient.
L'ombre qui s'était tapie sous l'arbre déraciné, sous le buisson
touffu, dans la combe, se déploie alors, s'étire, regagne
conquérante les lieux d'où la lumière l'avait temporarirement
chassée.
L'ombre rampante chasse
ceux qui marchent sur deux jambes. Vite, l'abri, la lumière, le thé
et la clotted cream dans la lumière dorée qui filtre par les
fenêtres à croisillons.
C'est à ce moment-là,
au contraire, qu'il faut ralentir, apaiser les battements de son
coeur, approfondir son souffle. L'obscurité se saisit des sous-bois,
donne aux troncs tombés des allures de créatures préhistoriques
géantes, de lézards recouverts de feuilles et d'humus. Elle
s'infiltre le long des sentiers où même en plein jour le soleil ne
pénètre jamais. Et prend possession des clairières, enfin. Seul
Weardale continue de luire, doucement, par la grâce des astres. Les
promeneurs ont depuis longtemps quitté ses chemins, et c'est l'heure
des renards, des blaireaux, des chevreuils. L'heure des elfes,
peut-être. L'heure, en tout cas, de s'arrêter. De cesser de
sursauter aux sons étranges de la nuit. De se couler dans cette
forêt, sous les feuilles, de sentir l'humidité s'évaporer du sol
et envahir les cheveux et les vêtements. Ne pas frissonner, et se
laisser aspirer, créature devenir, silencieuse, invisible.
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