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Ma vie romanesque

Concert de Noël


Une salle polyvalente où la peinture verte s'écaille ; des rangées de chaises en métal et plastique emboîtées les unes dans les autres ; cinq mètres de porte-manteaux en solide fil de fer où s'entassent vestes, bonnets, écharpes. A chaque instant, les double portes, au fond de la pièce, s'ouvrent pour laisser entrer de nouveaux spectateurs, soufflant au passage une haleine réfrigérante. On se presse, on quitte les doudounes, on tape les bottes sur le carrelage en se plaignant du froid, de l'humidité, de la fatigue, des virus qui traînent. Les enfants sont venus en avance, vêtus de cent variations du costume noir et blanc. Ils courent dans les contre-allées, portant des boîtes aux formes bizarres, ou marchent avec précaution pour ne pas cogner leur violon ou leur saxophone contre un dossier de chaise. Les retardataires ôtent leur pull en sermonnant leurs parents. « On va être les derniers ! ». Les cols rebiquent, les baskets sont très blanches, les cheveux sont pleins de pinces, barrettes et chouchous.
Aujourd'hui, c'est le concert de Noël de l'école de musique. Aujourd'hui, qu'ils soient virtuoses en herbe ou souffleurs poussifs, les jeunes musiciens sont les rois.
Je défais mon manteau et écarte les pans de mon écharpe colorée pour dégager la toute petite tête de mon dernier né. Il s'appelle Isaac, a juste trois semaines. Ses yeux d'un bleu profond s'ouvrent grand sur ce spectacle tout nouveau. Je salue des amis, des connaissances, je présente mon bébé. Pierre et moi recevons des félicitations, que nous jugeons bien méritées. N'est-ce pas le plus beau bébé du monde ? Ou presque ? Je passe le bras autour de Guilhem, le plus beau garçon de neuf ans du monde (ou presque) et nous nous rapprochons d'une rangée de places libres. Guilhem est concentré, les yeux brillants. Depuis quelques mois, l'envie le chatouillait d'apprendre la musique. Il y a peu, il s'est décidé, et ce soir, il a pour mission de choisir son futur instrument.
Dès notre arrivée, Joachim a couru dans la salle du fond, celle où les enfants montent leurs instruments, s'accordent, répètent, se confient mutuellement leur trac. Joachim a un visage de lutin, une taille de lutin, et les cheveux blonds d'un lutin du nord. Il vient d'avoir sept ans et joue du trombone depuis trois mois.
Armel, tout en noir sauf pour une grande écharpe colorée et des Converse vertes navigue entre les petits groupes de causeurs, montrant le chemin à ses copines du cours de clarinette.
« Mon petit frère ! » Annonce-t-elle triomphalement, en désignant la petite boule empaquetée sur mon ventre. « Enfin, le dernier de mes petits frères, plutôt. » « Qu'il est mignon ! » « Il a quel âge ? » « Comment il s'appelle ? » s'extasient les jeunes adolescentes.
Le chef monte sur scène et tapote le micro, provoquant un mouvement de repli vers les chaises. Guilhem ne se départit pas de son sourire de Joconde.
La musique commence, maladroite et émouvante. Les pianistes arrivent en cohortes, les trompettistes sont déguisés, le hautboïste est tout seul. Il y a des grands qui débutent, et des petits doués, des intimidés, des confiants, des appliqués, des fou-fous. L'ambiance semble plaire à Isaac, le plus jeune des spectateurs. Il tourne la tête pour essayer de distinguer ce qui se passe, appelle son frère d'un « euh euh » et enfouit le visage contre mon sein. Je caresse le duvet de sa si petite tête.
Le public est joyeux, généreux, et très indiscipliné. Dans le fond, des grand-parents un peu durs d'oreille causent à voix haute, couvrant le son des peu puissantes guitares. Les enfants courent jusque devant la scène, il y a même un bébé qui tète. Le mien.
Guilhem évalue chaque instrument. A chaque passage de classe, je l'interroge du regard : et celui-là ? « oui » « non ». Je ne me fais aucun souci, Guilhem a toujours su ce qu'il voulait.

C'est le tour de la classe de trombone. Deux élèves seulement, dont Joachim, qui est probablement le plus petit de tous les jeunes musiciens se produisant aujourd'hui. Je l'ai vêtu d'une chemise de lin blanc et d'un pantalon de toile noire, et, grâce à une capacité spéciale qu'il possède à son plus haut niveau, il a l'air débraillé. Je lui souris avec tendresse. Son arrivée, portant un instrument plus grand que lui, provoque une vague de murmures et quelques rires. Isaac se love et ferme les yeux. Guilhem me serre la main. La jeune condisciple de Joachim, toute blonde elle aussi, avec des bouclettes et une allure de petite fille sage, joue la première. Le son est net, le rythme en place. Elle récolte des applaudissements nourris. C'est le tour de Joachim. La salle dans son entier s'esclaffe quand il hisse son trombone sur l'épaule, comme s'il s'agissait d'un merlin de bûcheron ou d'un sac de marine particulièrement lourd. Il s'apprête à souffler dans l'embouchure, mais les applaudissements l'arrêtent. Il regarde le public de cet air ahuri qui lui est particulier, et rajuste ses lunettes sur son nez. Son professeur le présente : « Joachim, élève depuis septembre. » Joachim joue. Bien. Sur mon siège, je suis parcourue d'électricité. Je connais chacune de ces notes pour les lui avoir fait répéter tant et tant de fois. Il se trompe dans les reprises, bien sûr, mais poursuit vaillamment jusqu'à la note finale, qu'il joue longue et puissante. Il repose son instrument, salue. Le public, sachant apprécier un bon spectacle, lui réserve une ovation. Oui, une ovation, pour Joachim l'énergumène. Il descend les trois marches de la scène et vient nous rejoindre. A tous les rangs on lui murmure des « bravo » « super, petit ! », on lui sourit, on lève le pouce. Je l'embrasse, immensément fière. Contre mon ventre, Isaac proteste.
Aux trombonistes, succèdent les flûtistes, que Guilhem écoute avec intensité. Je devine vaguement que, derrière la barrière de sa mèche de cheveux, des images s'élaborent et prennent vie. Qu'imagine-t-il en cet instant ? Quel instrument manipule-t-il en pensée ? Se voit-il sur scène, applaudi comme son frère ou seul dans la retraite de sa chambre ?
Joachim titube de fatigue et de retour de trac ; Isaac grogne. Alors que les flûtistes saluent, je me lève et rhabille les petits. Pierre suivra le concert jusqu'à la fin, avec nos grands. Dans la voiture, Joachim m'interroge : « J'ai bien joué ? » « Oui, très bien. » «  On m'a applaudi ? » « Tu veux rire ? » Il me le fait dire et répéter. Il s'endort encore un peu incrédule, bercé par les bravos et les applaudissements.
La maison est rendue au silence. Isaac en pyjama tète, les yeux fermés. Un bruit de moteur approche et se coupe. La porte s'ouvre en grand. Guilhem me fixe, les yeux brillants :
« Maman, je veux jouer du hautbois. »