Elle n'avait rien d'un personnage de
roman, et je ne crois pas que personne lui ait jamais demandé
d'écrire sa vie. D'ailleurs, de quel roman parle-t-on ? Une de ces
histoires à quatre sous qui font pleurer dans les chaumières ?
Cette petite mémé-là ressemblait assez peu à une héroïne,
davantage à l'un de ces personnages secondaires, une de ces
gentilles vieilles dames qui font des tartines « de
grand-mère » et sortent généreusement de larges pots de
confiture de leurs placards pour le bonheur des enfants. Entre
parenthèses, la mienne préférait les saucisses plutôt que la
confiture.
Cette mémé n'imaginait sans doute pas
faire elle-même l'objet d'un récit. Elle conservait sur son buffet
(les mémés ont toujours des buffets) les coupures de presse parlant
des exploits de ses enfants, petits enfants, au sens large, qu'elle
montrait à tous ses visiteurs sans dissimuler sa fierté. Mais être
elle-même dans un livre, ou une histoire ? Non, elle avait été
chassée de ce monde-là bien trop tôt. Alors, que suis-je en train
de faire, et que sais-je de sa vie, pour la raconter ? Rien, quelques
bribes. Les larmes qui perlaient encore à ses yeux, près de
soixante-dix ans plus tard, quand elle parlait de ce rendez-vous
manqué avec sa maman. Sa colère, toujours palpable, sa sensibilité
à l'injustice, son regret jamais étouffé de n'avoir pas pu aller à
l'école, sa honte de ne pas maîtriser parfaitement la langue
écrite.
Elle avait grandi dans le froid, sur
les hauteurs entre Ardèche et Haute-Loire. Un pays terrible,
croyez-moi. Assise au soleil de l'Ardèche du sud, des années et des
années plus tard, elle en frissonnait encore. Elle racontait les
pieds qui se blessent dans les sabots garnis de paille, la neige qui
entre sous les jupes et fait rougir la peau. Sa maman qu'elle ne
voyait que le dimanche, à la messe, quand la famille chez qui elle
était louée pour garder les vaches l'emmenait avec elle. Le patois
était sa première langue, et, jusqu'à la fin de sa vie, elle ne
sut jamais prononcer les « dj » correctement. Vous pensez
que je vous embarque dans un roman de terroir, avec petite fille
pauvre et digne qui se forge elle-même un destin ? Attendez, ce
n'est pas fini.
Moi qui suis petite, à côté d'elle,
j'étais une géante. Elle avait eu la croissance contrariée de ceux
qui mangent trop peu et travaillent trop tôt. La faim lui avait
laissé dans le corps et dans l'âme une marque indélébile,
silencieuse, qui la poussait à nourrir les siens, encore, et encore.
A douze ans, à la mort de sa maman, elle avait été placée dans un
de ces couvents-usines où l'on travaillait, mangeait et dormait sous
le contrôle de religieuses. Pas les enfants, non. Dans les années
20, la loi ne permettait plus que l'on prive les jeunes d'une famille
et d'une éducation. Les nonnes de la filature cachaient donc la
petite dans les placards quand venait à passer un inspecteur du
travail. Et le dimanche, la très jeune ouvrière se rendait à la
messe dans l'abbatiale du Monastier, en rangs avec les autres. Et
voilà comment un roman de terroir tourne au social noir.
Je ne l'ai jamais connue que très
âgée, le visage brun, les yeux entre le beige et le jaune, la peau
comme on le raconte dans les livres, plissée dans tous les sens.
L'expression qui me vient à l'esprit est « comme une reinette
de l'automne dernier », bien qu'on ne voie plus beaucoup de
reinettes entonnelées. Toute une vie en extérieur, exposée aux
vents, à la neige, aux grandes chaleurs du midi. Et sur la tête,
des boucles d'une blancheur parfaite, dont j'ai hérité, et sur
lesquelles j'ai fait mes premières expériences de coiffeuse.
Comme dans les histoires qui se
respectent, elle avait quitté la montagne qui l'avait vue naître
pour une vie nouvelle, une vie d'immigrée. Il lui fallut, à elle et
son jeune époux, quelques heures de marche, la traversée d'un
interminable tunnel de train, à compter les traverses, jusqu'à la
première gare routière. De là, un car les conduisit jusque dans la
vallée du Rhône où ils avaient choisi de faire leur nid, entre les
vignes et les oliviers. Ce sont les années épiques, la jeunesse, la
construction de la maison, la découverte du thym et de l'huile
d'olive, les premières grossesses. Tout paraissait possible, et la
vie ne pouvait se dévorer qu'à belles dents.
Longtemps après, quand elle fut
fatiguée de toujours s'activer, elle s'asseyait sur le banc, à
l'ombre de l'auvent. Ses genoux dépassaient de sa blouse fleurie et
elle racontait. Son mari, ouvrier à la cimenterie, qui rapportait
des matériaux ou des carreaux ornés pour le sol. Les seaux de
mortier qu'elle lui montait, alors que s'élevaient les murs de leur
future salle à manger. Sa première fille, son émerveillement.
C'étaient ses années heureuses. Son bout de roman à l'eau de rose.
La suite est plus difficile à raconter
sans basculer dans le drame familial. Bien sûr, enfant, même si
j'aimais l'entendre raconter ses temps anciens, je préférais encore
jouer dans les talus avec mes cousins, faire de fausses soupes avec
les poireaux des bords des chemins et des épées avec les cannes,
qui se cassaient dès la première bataille. Ce qui explique
peut-être que je n'aie pas tout su. Et puis, on ne dit pas à des
enfants que les enfants peuvent mourir. J'ai tout de même appris,
d'une façon ou d'une autre, que la première fille de ma grand-mère,
la merveilleuse petite Alice, s'était noyée à l'âge de deux ans,
dans le bassin où on lavait le linge. Mais il m'a fallu attendre
d'être au seuil de l'âge adulte pour entendre parler de son petit
frère, Maurice, mort quelques mois après sa soeur, et de la même
façon.
Après cela, peut-on réellement
continuer à parler de tartines, de goûter, de jardin et de
saucisson ? Et d'ailleurs, que pourrais-je vous dire ? Elle ne
racontait jamais les années suivantes, celles de sa maturité, la
naissance de trois autres enfants, sauf pour évoquer les douleurs de
l'accouchement, la fatigue extrême. Elle aimait les enfants, et
avait appris à craindre le bonheur qu'ils lui apportaient. « Des
boulets » disait-elle volontiers, ce qui provoquait chez nous,
ses petits enfants, une indignation mesurée. Elle ne faisait plus
confiance à la chance, au destin. Elle ne tournait pas non plus son
malheur en haine du monde ou de ses semblables. Elle continuait de
prendre soin des gens, des choses, de son mari qui vieillissait
lentement à ses côtés, de ses souvenirs.
Je me souviens encore d'une chose. Mémé
reposait sur son lit de mort, dans la robe qu'elle s'était fait
tricoter pour leur anniversaire de mariage, son seul, dernier et
minuscule luxe. La messe d'enterrement était prévue pour dix
heures, la famille était réunie, prenant place dans la maison où
elle avait régné, qu'elle abandonnait avec ses carreaux récupérés,
son buffet de bois de cagette et la salle de bains flambant neuve
bricolée par Pépé. Peu avant l'heure dite, les employés des
pompes funèbres sont arrivés, traversant la foule de la famille
assemblée. Nous avons attendu à l'extérieur qu'ils la casent dans
une boîte en chêne à poignées en essayant de ne pas penser à son
corps soulevé par leurs mains professionnelles, glissant du chariot
frigorifique jusqu'au fond satiné du cercueil. Et puis, ils sont
sortis, portant le corps sur leurs six épaules. Ce n'était qu'une
petite mémé qui mourait bien sagement de vieillesse, après de
longues semaines de faiblesse et de deuil. Aucun drame, cette fois,
aucun déchirement, aucune injustice, aucune imprécation nécessaire
contre les Dieux ou contre le Destin. Juste le déroulement normal de
la vie et de sa fin. Professionnels, les employés des pompes
funèbres emportaient leur fardeau hors de cette maison, qu'elle
avait contribué à bâtir, à la force de ses jeunes bras. Attentifs
à ne pas trébucher sur le sol inégal, les hommes vêtus de noir
veillaient aussi à garder une expression neutre de circonstance.
Comme ils franchissaient la porte, passaient les marches du balcon,
les grands durs, les sèches au rouge-à-lèvres débordant, les
costauds à blouson de cuir, les petites filles, les gamins en short,
les adolescents fragiles, les jeunes aux cheveux longs et les vieux
sans, toute la famille fondit en larmes, partageant le même chagrin
venu du plus profond de leur enfance. A cet instant, le plus jeune
des employés des pompes funèbres oubliant sa qualité, oubliant la
réserve de sa profession, nous contempla les uns après les autres,
stupéfait. J'ai levé les yeux, croisé son regard et j'y ai lu une
question : pourquoi ?
Dix-neuf ans plus tard, je n'ai
toujours pas répondu à son interrogation muette. Mais depuis lors,
je sais que la vie de la petite mémé aux tartines de saucisse
mérite sans doute mieux que les mots vite jetés d'un roman à
quatre sous.
2 commentaires:
Très beau. Cela me touche beaucoup. Merci
Je crois que l'on se connait. Bains? La noire du Velay. Que de chemin parcouru
Amicalement
Jean-Louis Roqueplan
En effet ! Salutations vellaves et merci d'être passé !
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