Venise. La Sérénissime du temps des
doges. Les gondoles au clair de lune. Les amoureux. Les pigeons. Les
pigeons surtout.
Parce que je n'aime pas tellement ce
genre de sirop, je n'avais jamais réellement eu envie de me rendre à
Venise avant que ma fille ne choisisse cette ville comme destination
de son « voyage des dix ans ».
Depuis, j'y suis allée.
Bien sûr, j'ai changé d'avis.
Je me souviens d'un choc. Le clapotis
de l'eau sur les flancs de la vedette, alors que j'essayais
d'apercevoir l'île à travers les vitres quasiment opaques de
vieille humidité. Les fanaux, comme des feux-follets, s'allumant les
uns après les autres sur notre passage. Le silence qui s'était
emparé de ce bateau plein de touristes, et, se découpant dans le
soir tombant, les silhouettes de maisons pressées les unes contre
les autres, les cheminées, les campaniles, les coupoles, les palais.
J'étais bien disposée, je m'apprêtais
à passer un délicieux moment, trois jours de liberté seule à
seule avec ma grande fille. Je ne m'attendais pas à cette
illumination, ce sentiment d'être submergée. Comment peut-on l'être
par un lieu ? Par une ville, une simple ville, avec ses épiceries et
ses éboueurs, ses facteurs en bateau et ses nombreux touristes ? On
peut, je le sais à présent. Que je ne sache pas exactement comment
ni pourquoi fait partie du mystère.
Après trois jours de déambulations,
je savais n'avoir posé qu'un bout d'orteil dans cette ville, je
savais aussi que je ne me débarrasserais pas de cette admiration, et
qu'un bout de Venise habiterait éternellement en moi, faute de
l'inverse.
Il fallait donc que j'amène le reste
de la famille dans ce lieu. Il me semblait que Pierre et les garçons
(qui n'étaient encore que deux) avaient droit, eux aussi, à
partager notre émerveillement, à comprendre enfin ce qui faisait
pétiller nos yeux à chaque fois que nous prononcions le cliché
« Venise ».
Ils m'ont laissé faire. J'ai choisi la
date, fin décembre, j'ai trouvé un point de chute, un petit
appartement dans une ruelle tranquille, derrière l'arsenal. Je crois
n'avoir jamais autant préparé un voyage que celui-ci. A Pierre,
j'avais raconté cent fois l'eau des canaux battant la brique des
palais, la puissance des invisibles piliers de bois soutenant les
édifices, le son de la vie, délivré du bruit constant des moteurs,
mais enrichi par celui de l'eau, la courbure si élégante des
barques et gondoles. J'avais fini par susciter chez lui une attente
presque équivalente à la nôtre, celle d'Armel et moi.
Mais les garçons ? Motiver des enfants
de 6 et 8 ans à marcher toute la journée dans des rues, en hiver ?
Mmh. Moins facile. J'avais donc concocté un jeu de piste, pour les
inciter à lever le nez, à rechercher des ponts, des puits, des
tableaux, des bateaux et des lions de pierre. Le Trésor du Doge
serait leur récompense. A chaque repas, Armel et moi évoquions les
plumes de verre, les manteaux de fourrure des cocottes, les lumières
vespérales tamisées par la brume, les carreaux de chocolat aussi
gros que la main d'un enfant. Chaque jour, Venise se rapprochait un
peu, et l'ébullition gagnait la famille. Un matin, nous reçûmes
les billets pour le train de nuit, un soir, les valises furent
remplies. Nous devions partir le lendemain à minuit de la gare de
Dôle. Bref, je crois que tout était prêt.
C'est alors que...
Mais peut-être, devrais-je dire
auparavant que notre précédent voyage avait failli être annulé,
pour une cause stupide de pièce d'identité non valable ? Nous
avions attendu, Armel et moi, à l'aéroport, envisageant toutes les
solutions possibles, et aucune ne pouvait s'appliquer. Je me revois
en train d'essayer de trouver le courage de dire à ma fille que,
non, nous devions rentrer piteusement à la maison quand Pierre
parvint, à l'ultime minute, à faxer à l'aéroport des documents
pas tout à fait assez officiels, mais suffisants pour laisser une
femme et sa fille partir en vacances.
Ouf, récupérées par un fil.
Je reprends. C'est alors que cette
inoffensive petite douleur dans le ventre décida subitement de
rugir un grand coup.
Malade à Venise ? Ah non. Mon médecin
accepte de me recevoir, malgré l'heure tardive. Assise dans la salle
d'attente je pense que, le lendemain à cette même heure, je serai
en route pour la gare et qu'au matin, je me réveillerai à Venise.
Je ne me tords pas de douleur. C'est
plutôt un tremblement, une trémulation dans mon ventre. Comme si un
dragon se retournait dans son sommeil, exhalant du soufre et quelques
flammes. Inquiétant.
Une heure plus tard, je suis sur une
autre chaise, dans une autre salle d'attente, où une amie m'a
conduite, et où elle me tient compagnie en attendant que
l'infirmière appelle mon nom.
Un moment plus tard, on me fait passer
dans un box, moi et mon sac hâtivement rempli d'un pyjama, de
quelques vêtements de rechange et d'un livre. J'attends encore.
J'attends toujours. J'ai pénétré dans l'Antre de l'Hôpital, et
mon corps ne m'appartient plus vraiment. De loin en loin, on me fait
une prise de sang, on passe la tête pour me demander si tout va
bien. Et si tout n'allait pas si bien ? La nuit s'étire, et les
médecins décident qu'il est trop tard pour agir, que demain sera un
meilleur moment pour prendre des décisions.
Je suis transférée dans une chambre.
Et Venise ? Et mes valises, déjà remplies, et mes billets de train,
et le logement qui nous attend, tous les cinq ? Je crois que je
m'endors malgré tout. Dans mon ventre, le dragon ricane.
J'étais en partance pour Venise, me
voilà dans un hôpital. Je m'apprêtais à courir les rues, je suis
en fauteuil roulant. Mon cerveau se cabre devant ce brutal changement
de perspective.
- Je préfère vous opérer, m'annonce
le chirurgien.
« Je préfère », C'est
moins définitif qu'un « il faut. Je négocie donc :
- Est-ce urgent ?
- Tout dépend.
- Je dois partir à Venise ce soir.
Je plaide. Le médecin hésite. Je fais
valoir mes arguments. Il soupèse les siens. En dernier recours, je
promets de foncer à l'hôpital de Venise au premier signe suspect.
Il sourit, et finit par trancher :
- Je vous donne un traitement, si les
analyses de cet après-midi sont bonnes, vous pourrez, peut-être, y
aller.
« Peut-être. » Les
journées sont interminables à l'hôpital. Les médecins et les
infirmières vont, viennent. Et les analyses ? Attendez encore un
peu. Et cette fois ? On ne les a toujours pas.
17 heures. Si je ne suis pas partie
dans une heure, il sera trop tard. Je demande à Pierre de venir,
avec les valises et les enfants. Pour m'emmener, si les analyses sont
correctes. Ou pour m'embrasser si je dois être opérée sur le
champ.
Les garçons arrivent assez
circonspects. Maman en pyjama en plein jour dans une chambre qu'ils
ne connaissent pas ? Des pansements partout ? Des cachets sur la
table de nuit ? 6 heures moins le quart. Enfin, le médecin arrive,
des tirages d'imprimante en main.
- Alors ? Oui ?
- Oui, soupire-t-il, en rédigeant une
sévère ordonnance. Et je veux vous voir à votre retour.
Je promets.
La pharmacie me délivre des doses de
cheval de je ne sais plus quels antibiotiques. Au fond de mon ventre,
grogne le dragon, momentanément sonné, mais pas vaincu.
Un peu incrédules, nous claquons les
portes de la voiture, et j'arrache les pansements du creux de mes
bras. Nous reste-t-il du temps ? A peine. La voiture file. Le
brouillard s'en mêle. « Combien de kilomètres reste-t-il ? »
« 75 » « Aïe ».
Les enfants, à l'arrière, dorment à
moitié. Il est presque minuit, et le train sera là dans quelques
minutes. Où est la gare ? Aucune idée. Si : dans le pinceau des
phares, un panneau « SNCF » vient à notre secours. La
ville est silencieuse. Pierre nous dépose devant les bâtiments
chichement éclairés. Enfants, valises, nous courons sur le quai,
pendant qu'il s'en va garer la voiture. Où ? Aucune idée, vous
dis-je ! Cinq minutes, quatre minutes. Trouvera-t-il une place ?
Trois minutes, deux minutes. Le voilà qui arrive en courant. Au même
instant, une sonnerie retentit, et le train entre en gare. Le
contrôleur nous ouvre notre compartiment et les enfants déploient,
émerveillés, leurs sacs à viande estampillés. Deux coups de
sifflet, le train repart dans le fracas et le vacarme, mais tout le
monde s'allonge et s'apprête à dormir. Les pièces des couchettes
grincent, la lumière sourd de partout, mais nous sommes partis. Nous
sommes partis. Les enfants s'endorment l'un après l'autre. Vrai de
vrai ? Nous sommes en route ? Je ferme les yeux un instant, la main
posée sur mon ventre, à présent silencieux. Je dois avoir dormi,
puisque je me réveille en sursaut. Le train est arrêté.
J'entrebâille légèrement le rideau. Un quai, déserté à cette
heure. L'enseigne lumineuse dit « Milano ». L'Italie.
Quelques heures encore, et ce sera Venise. Mes yeux se brouillent.
J'y suis.
Epilogue
Le voyage fut merveilleux. Les garçons
ont retrouvé le trésor du Doge, et figurez-vous que les pièces
étaient en chocolat. Le dragon ? Il a fait mine de vouloir mordre,
plusieurs fois, mais les cachets du chirurgien l'ont tenu en laisse,
le temps nécessaire. Je l'ai fait expulser par le même médecin,
peu après mon retour. Et je me suis sentie bien mieux.
3 commentaires:
J'aime votre approche de l'écriture et votre imaginaire.Je vous découvre grace à une recherche sur le net pour trouver un jeux de piste sur Venise. Nous partons dans 8 jours à Venise pour la 1ere fois avec notre fille 8 ans et des jumeaux 7 ans et je cherchais un jeu de piste suite à leur demande. Malheureusement je ne connais pas cette ville, cette île. Je n'ose vous demander ! auriez vous encore votre jeux de piste ? Si vous ne l'avez pas tant pis je viens de découvir une belle plume et je vais m'empresser de vous lire. Merci
Merci de votre commentaire ! Je vous souhaite une magnifique découverte de la ville. J'aimerais vous faire passer le jeu de piste que j'avais fait, mais il s'agissait d'un jeu personnalisé, spécialement destiné à mes enfants, avec en particulier des jeux sur leurs prénoms...
Bon voyage : je vous envie !
Bonjour, vous nous mettez l'eau à la bouche mais... On ne peux pas accéder à votre jeu de piste... Même si il est personnalisé, ça peut aider à nous en faire un, et qui sait peut-être que nos enfants ont les mêmes prénoms ?
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